ATELIERS D'ECRITURE

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1 NOUVELLE COQUINE



Rouge tomate

Très vite, elle avait voulu faire l’amour dans la serre où poussaient les plants de tomate. Cette odeur l’enivrait. « Viens ! » disait-elle en l’attirant sur le paillage. Il ne résistait jamais.
Avant de la rencontrer, il ne mélangeait pas travail et vie privée. Pour être honnête, il n’avait alors pas beaucoup de vie privée. Mangeant midi et soir à la table de ses parents, il prenait tout au plus une demi-journée de liberté par semaine, soit 24 jours dans l’année, desquels il fallait encore décompter les sorties de chasse qui excluaient le sexe féminin, à l’exception du gibier ciblé.
Elle était arrivée comme une fleur à une période où l’exploitation manquait de petites mains pour ramasser les tomates. Dés le lendemain, cette jolie chatte de ville s’était collée à lui. Après le départ des employés, ils avaient fait l’amour dans la serre, à même le sol. Elle avait instantanément abandonné ses études de langue et s’était installée chez lui, enfin chez ses vieux, un peu affolés de la rapidité des événements mais rassurés d’avoir un écho de sa virilité, laquelle s’exerçait habituellement en toute discrétion aux abords de la gare de Carpentras
Cette belle gamine tombée du ciel le comblait de bonheur. Il avait obtenu pour son couple l’ancienne maison des grands-parents, autant dire un territoire, ce dont il était très fier. Elle s’était amusée à récupérer des meubles dans le grenier, l’avait entraîné dans les magasins faire ses premiers gros achats. Le décor était campé et il n’avait pas pris ombrage du fait qu’après cette période d’installation mouvementée, elle ne retourne pas travailler dans la serre. De la main d’œuvre, il en trouverait toujours tandis qu’une femme… Non vraiment, il l’avait bien pris.
Son souci était ailleurs, c’était un souci diffus qui ne s’annonçait jamais, le précipitait dans une grande confusion pour s’effacer de façon tout aussi inattendue. Pourtant… Comment expliquer ? La belle plante dont il s’était entiché ne voulait pas de lui au lit. Elle le repoussait systématiquement et se mettait à pleurer dès qu’il insistait. Bien sûr, il n’avait personne à qui en parler.
Du reste, beaucoup l’auraient envié s’ils avaient su. Elle le rejoignait chaque jour après le départ du dernier employé, se glissait à pas de loup dans la maison de verre, lui tendait invariablement une bière blonde et se déshabillait, l’œil allumé, tandis qu’il buvait à petites gorgées. Puis elle enfouissait son nez dans les plants de tomates, se couchait au sol et lui offrait son corps sans la moindre retenue. Dans la serre, c’était une vraie lionne. Parfois, elle le frictionnait de feuilles de tomate avant de le renifler. Leurs ébats se poursuivaient dans la douche des employés. Jamais au-delà.
Le couple rejoignait alors la table des parents. Il faut dire que la mignonne était végétarienne et n’aimait pas cuisiner, alors que la mère avait un tour de main réputé dans toute la vallée. Ne pas chercher à rivaliser avec sa daube de sanglier ou ses lasagnes de pommes de terre était source de tranquillité.
Tout cela était aujourd’hui menacé, il en était persuadé. A la surprise de tous, il avait même dit à la réunion de producteurs que nouveau virus ou pas, il refusait d’arracher ! Il s’était fait incendier, lui le pionnier toujours prêt à montrer l’exemple dans la profession. Le technicien avait recommencé son explication : le virus répertorié dans sa serre était diffusé par un insecte ravageur contre lequel les scientifiques n’élevaient pas encore d’insecte prédateur, de plus tous les traitements chimiques s’avéraient inefficaces. Vite , il fallait arracher les plants avant que le virus ne se propage dans les environs.
Le soir, il n’eut ni le courage de la mettre au parfum, ni la flamme nécessaire pour honorer son appétit sexuel.

Les collègues débarquèrent le lendemain pour aider à vider et désinfecter la serre. Dans la journée, le travail collectif eut raison de ses bouffées d’angoisse. Mais ils n’avaient toujours pas fini et l’heure à laquelle elle le rejoignait approchait. La serre était désormais vide, soumise à une désinfection à la vapeur dont l’efficacité restait à prouver. Dehors, les pieds de tomates arrachés, encore verts, brûlaient difficilement dans un fût métallique. Il pensa à sa chambre si confortable avec son lit vaste comme un navire, ses draps de lin blanc qui fleuraient bon la lavande, ses rideaux épais, son fauteuil à bascule où il l’imaginait déjà…

Comme de coutume en pareille occasion, il convia ses collègues à boire un verre, avant de la croiser à mi-chemin. Elle accompagna la joyeuse bande sans poser la moindre question. Ceux qui étaient là produisaient tous des tomates sous abris. Ils passèrent un bon moment, à parler de tout et de rien, surtout pas du travail. Il sentait bien qu’on lui enviait sa femme.
Attendus à la table familiale, ils se firent réprimander par les parents qui ne supportaient pas d’attendre pour sucer leurs ossailles.
Pendant le repas, il ne la quitta pas des yeux. Il avait l’intention de tout lui dire. Il pourrait enfin la prendre dans la douceur du lit ...

En regagnant leur maison, elle chercha à l’entraîner vers la serre. Il résista avec sa fatigue pour pauvre argument. Au lit, quand elle le repoussa, il se décida enfin à parler. D’ici deux mois, tout serait comme avant, jurait-il. Elle ne répondait pas, semblait dormir déjà. Lorsqu’il chercha à se lover contre elle, elle changea clairement de position pour l’écarter.
Il n’avait plus qu’à demander à Serge, son collègue le plus proche, de disposer de sa serre en soirée. La requête était embarrassante mais son couple le valait bien.
Deux jours plus tard, il invitait sa fiancée à monter dans le 4x4. Elle continua à faire la tête jusqu’à ce qu’il referme sur eux la porte coulissante de la serre. Dans les effluves de tomates, qu’il ressentait enfin, ils firent l’amour avec plus de fougue que jamais. Elle retrouvait sa belle, sa superbe nature.
Le soir même, il la pénétrait pour la première fois dans l’intimité de la chambre… Il faut dire qu’elle n’avait pu se résoudre à quitter la serre sans arracher une brassée de branches de tomates. De retour chez eux, elle avait ouvert le lit, en avait frotté les draps et les oreillers avant de se coucher, nue, les cuisses ouvertes, à la lueur d’une bougie.

Quand le livreur de plants maraîchers klaxonna à 10 heures du matin, il n’était toujours pas réveillé. Sa journée passa à la vitesse de l’éclair. En fin d’après-midi, il courut la retrouver à la maison.
Il n’y avait personne en bas. Personne dans la chambre. Il réalisa que le 4x4 aussi manquait. Sans doute avait-elle voulu lui faire une surprise ? L’attendait-elle déjà à la serre ? Il se décida à avancer sur le bord de la route avec l’excitation typique d’un bonheur en perspective. Deux kilomètres plus tard, il repérait son véhicule devant la serre du voisin. Comme il la connaissait ! Il tira l’ouvrant avec la vigueur de son impatience et le laissa béant : elle était bien là, nue, couchée au fond de la traverse, offerte aux caresses de Serge !

Il courut jusqu’au 4x4 sans reprendre sa respiration. Près de la porte côté passager, il y avait une grosse valise et un sac de voyage, jetés au sol dans l’impétuosité du désir. Il grimpa, recula le siège conducteur, claqua la porte et démarra. Il devait rappeler d’urgence l’entreprise de plants : c’en était fini des tomates, il produirait des poivrons. Des jaunes et des verts.

••• Manon Adret ©

Les nouvelles sont éditées en coffret de 6 nouvelles illustrées sur couverture en Arches 185g, Prix du coffret 30 euros (+ frais d'envoi).
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