ATELIERS D'ECRITURE

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FRAMBOISE ET AVANIE - Nadia Benabbas

Paris. Un samedi tiède de Juin. La Seine, coule, paisible, à quelques battements d’ailes. Une voiture noire, rutilante, parée de rubans et de fleurs blanches, s’arrête devant l’église Saint Sulpice. Quelques invités endimanchés, arrivés tôt, quelques curieux avides d’exceptionnel, attendent, là, sur le parvis. Le chauffeur, un bel homme, noir, en costume de cérémonie, descend du véhicule. Il a renoncé aux fastes de sa fonction d’Ambassadeur et a choisi de conduire lui-même, la voiture qui amènerait sa fille toute de blanc vêtue, sceller religieusement son union à l’élu de son cœur. Il a enfreint la loi de sa religion en consentant à ce que ce mariage ait lieu à l’église. Barak Hussein contourne la voiture, ouvre la portière arrière droite. Des monceaux de voile de tulle blanc précèdent la jeune femme qui descend et apparaît alors, ravissante, semblant portée par le bonheur. Elle lance alentour, des sourires de neige, des gerbes de lumière. Ses hanches sont galbées dans une robe de taffetas champagne, moiré. Son cou élancé, noir d’ivoire est cerné d’un triple rang de perles fines. Ses yeux de braise transpercent les mailles de sa voilette coquinement rabattue jusqu’à ses lèvres charnues et teintées de vermillon. Ses cheveux, brillants, relevés en chignon, accentuent son port de tête altier. Elle ondule harmonieusement ses longs bras… et semble danser.
Pierre Edouard est là. Il l’attendait fébrilement, soutenu par les copains. Il cherche hâtivement le regard de son aimée : elle semble ailleurs. Sa silhouette élancée est celle d’un homme sain, sportif, sûr. Ses sourcils réguliers dessinent un regard direct, franc, déterminé, adouci d’une touche de tendresse, d’harmonie intérieure. Sa tenue élégante le flatte. Une émotion violente me transperce. Des vagues m’agitent. Barak Hussein aussi, semble bouleversé. Je l’imagine en proie à des remous intérieurs.
Tandis qu’une dernière touche est portée au drapé de la traîne d’organza de la mariée, Barak déroule en un éclair ce film qui a débuté un matin d’été, il y a trente ans environ, sur le marché de Saint Maur. Il passe devant l’étal d’un maraîcher quand son regard est capté par des petits tas de framboises fermes et prometteuses de plaisir des papilles, posés côte à côte, dans leurs barquettes de bois blanc. Il tend la main gauche pour en saisir une, au moment précis où la main droite de Maud, jeune femme blonde au regard vert aquarellé, debout là près de lui, essaie d’atteindre la même barquette. Ils se sourient. Des flammes crépitent alors dans l’âtre de l’été et leurs cœurs battent la chamade. En quelques fractions de secondes, Barak pressent que Maud sera sa femme et il choisit de prénommer Framboise la fille qui naîtrait de leur union. Quel doux prénom, évocateur d’ailleurs, de verdure, de fraicheur, avait dit la grand-mère lorsqu’elle avait fait la connaissance de Framboise, là-bas, au Sénégal.
Et Barak s’efforce de ramener sans cesse ses pensées vers Saint Sulpice afin de vivre pleinement le moment présent qu’il sait unique, alors que celles-ci refont le chemin parcouru par sa graine de framboise, devenue la femme épanouie dont il doit se séparer aujourd’hui. Pères et filles se remettent-ils jamais de cette séparation ? Les invités, parents, amis, commencent à pénétrer dans le cœur frais et accueillant de la grande église. L’odeur de bois vieilli, d’encaustique, mêlée à celle de l’encens, invite à un moment de bonheur intense partagé. Une cascade d’accords soutenus jusqu’aux limites possibles de l’émotion contenue, jaillit des tuyaux de la grande orgue et donne le signal du début de la cérémonie. Etal de chapeaux, capelines, voilettes, soieries, dentelles, paillettes, talons aiguilles flatteurs, ongles apprêtés, vernis flamboyants, lèvres empourprées, regards rendus mystérieux! Palette chatoyante pour l’œil ! Eclat de bijoux scintillants ! Parfums délicats et fragrances enivrantes ! Ivresse...
Barak est là, mais absent. Il se souvient. Debout devant le portail de l’école, il attend de voir surgir sa petite Framboise qui s’élance vers lui, bras tendus pour se jeter à son cou. D’un bond, il se revoit là, sur le trottoir du lycée Henri IV. Il attend, inquiet, les listes de résultats du Baccalauréat. Car il souhaite un avenir professionnel brillant pour sa petite Framboise! Aujourd’hui, il estime qu’il a eu beaucoup de chance : sa fille est belle comme une nuit étoilée dans le désert, elle a un cœur tendre et accueillant comme est le Paradis, elle a un Diplôme qui lui assure l’indépendance financière. Maud, d’un geste délicat, ramène Barak au présent. Le sortant de ses pensées, elle lui indique que le moment est venu d’entamer la dernière ligne droite, vers l’autel, sa fille à son bras. Il ne doit plus disperser ses pensées, il doit parvenir à contenir ses émotions. Lâcher, le moment venu, cette main qu’il a tenue et guidée durant des années. Il doit entendre les paroles du prêtre, celui là même qui a baptisé Framboise, et admettre le temps parcouru. Il devra accepter le verdict sans appel, qui suit d’ordinaire la question: « Mademoiselle Framboise Dussentier, ici présente » -coupure de son dans les oreilles de Barak, « acceptez-vous de prendre pour époux » -coupure de son- « Monsieur ». Un silence plombé s’installe, qui dure. L’organiste attend, mains suspendues au dessus de son clavier, les invités attendent, souffle coupé, larme à l’œil. L’état de tension est à son paroxysme. Framboise détourne son regard de celui de Pierre Edouard, l’ homme à qui elle est sur le point de promettre fidélité devant Dieu, et, animée par un Désir profond, violent, elle saisit le bas de sa robe de taffetas moiré dont les vagues prennent tout à coup une allure de tempête, se retourne et se met à courir vers le fond de l’église. A quelques mètres de la lumière, elle se jette avec fougue dans les bras de Fiona, qui se tient là, debout, à l’écart. Jeune femme blonde, élancée, venue des glaces de Norvège qui comble secrètement son cœur depuis de nombreuses années.
Les hauts murs de pierre et les colonnes de Saint Sulpice renvoient l’écho des paroles prononcées par Framboise, alors en pleine catharsis : « Mon amour, c’est toi que j’aime et c’est avec toi que je veux vivre ! »

Nadia Benabbas © Tous droits réservés