ATELIERS D'ECRITURE

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AVANIES ET FRAMBOISES - Ariane Ravier

Je suis un pauvre mec.
J’ai jamais rien eu dans la vie. Ah si ! Des tannées. Ça, j’en avais. Déjà au départ, j’avais même pas l’originalité : mon père était un alcolo, ma mère une camée. Rien d’exceptionnel. Persécuté à l’école aussi parce que toujours sale, en retard, sans mes affaires que mes parents ne pouvaient pas payer. Jamais d’amour, d’amitié, de sourire. J’ai essayé un peu de renverser la vapeur, mais je me suis vite lassé.
J’ai grandi et j’ai plus jamais rien voulu. J’ai continué ma politique de l’ombre, du profil bas. Se faire inodore et transparent, juste pour espérer une bouffée d’air de plus, et encore une, et encore une.
Je sers à rien et à personne, ne sais rien faire, ne veux surtout pas qu’on m’emmerde, ni même qu’on me regarde. J’évite les bagarres et surtout, les autres. Je me terre quelque part, hume l’air, ferme les yeux au soleil. Quand j’en ai marre ou que ça tourne à l’aigre, je me tire.
À un moment, j’ai essayé de trouver du taf pour rester dans une région moins… ou plus, peut-être. Je sais pas. C’est là que je suis tombé sur Framboise.

Au début, j’en voulais pas. J’suis pas comme ce ramassis de merdes qui droguent les gosses et les clébards pour amadouer le gogo. La pièce, c’est à moi qu’on la donne, pas à un alibi.
Mais je la demande pas. Je parle pas, j’ai rien à dire. Je suis juste un humain, une vie dans de la peau tendue, avec des yeux brillants et dorés, des yeux de rapace sur un nez qui pourrait ressembler à un bec et des poils au visage, des rides qui plissent une peau de couleur indéfinie par le trop plein d’intempéries. Y’a pas une seule personne qui me regarde droit dans l’âme.
Mais Framboise, si. Je sais pas pourquoi, il s’est accroché.
Il était petit à l’époque. Enfin petit gros. Y paraît que c’est un Terre-Neuve. En tout cas, il était comme moi, de la race des laissés pour compte. Il détestait tellement l’eau que je crois qu’y savait pas nager ce con. Un Terre-Neuve qui sauve personne, y sert à rien. Comme moi. Alors on est resté ensemble. Quand il a commencé à me coller, il était rasé sur le côté et un abruti lui avait tatoué « Framboise »sur la peau. Y’a des cons, tout de même… En plus c’est un mâle. Comme il semblait réagir à ce stupide nom, j’ai essayé de lui trouver autre chose avec le même son. Un ancien jockey tout pété m’a dit « tricoises » ! Y paraît que ces des pinces qui servent à retirer les fers des pieds des chevaux. Bon. Et le beur au balais « niçoise ». Mais ça fait salade. Des salades, j’en avais assez.
Framboise s’est toujours démerdé pour sa bouffe. Je m’en occupais pas. Quand il me réchauffait l’hiver, j’lui donnais des trucs pour le remercier. C’est tout.

On a fini par bouger. On s’est retrouvé dans ces forêts de sapins, sans fin. On était accueillis à coup de pierres. La région était sans dessus dessous. Y cherchaient partout un voleur de poule, un tueur de mouton. Les gnasses flippaient pour les gosses. Bref, un soi-disant loup rôdait dans le coin. Nous, on voulait pas traîner mais la neige nous a coincé.
Avec Framboise, on faisait dans le naturel, on s’emmerdait pas avec des soins abusifs. Alors vite fait, avec nos touffes, on s’est fait repérer. Pis pas qu’un peu. A tel point qu’on savait plus si c’était le loup ou nous qu’ils traquaient, ces andouilles. Impossible de se trouver une planque. On bougeait sans arrêt pour éviter d’être buté. Qui les aurait jugés ? Personne nous attendait.
Framboise, y pesait son cuissot d’bœuf. Je sais pas où il trouvait de quoi se remplir. Mais ils ont fini par croire que c’était nous qui foutions le souk dans les troupeaux. Faut bien un pendu.
On s’est retrouvé dans une battue, poursuivis par des clebs qui gueulaient plus fort que les loups, la terreur à chaque froissement de feuille, l’air glacé qui vous collait la névralgie jusque dans les côtes. La merde.
Framboise s’est fourré dans un trou. J’ai suivi.
Dans le noir, un grondement, un feulement, un hurlement. J’avais les dents en face et les fusils au cul. J’ai vraiment cru que c’était cuit. J’ai plus bougé et j’ai attendu. Dehors, le boucan a fini par se calmer. Dedans, Framboise s’était couché, je me suis calé contre. Après tout, loup, ours ou autre chose, si je restais là, j’avais une chance que « ça » concède un peu de territoire.
Au matin, c’était à peine plus clair. Framboise s’était barré. Je ne pouvais plus partir sans lui. Alors j’ai poussé dans le fond. J’avais qu’un petit briquet. Heureusement que je clope comme un sapeur ! J’essayais d’appeler Framboise, mais je voulais pas faire trop de bruit. J’avais rien entendu de très encourageant la veille.
C’était de la rocaille et pas du tout un chemin, plutôt un goulet. Avec de temps en temps des trous sans fond. Passons les faux pas, les dégringolades, je me suis ramassé au moins dix fois. J’ai même perdu mon briquet. J’ai bien essayé de le récupérer à tâtons mais j’t’en fous !
Au bout de… je sais pas, ça m’a semblé long et je m’inquiétais pour mon futal, si je le déchirais, je n’en avais pas d’autre. Donc au bout d’une lune en crapahutant plus ou moins à quatre pattes, je me suis rendu compte que je voyais mieux. Il y avait une trouée dans la roche ; un vrai puit de lumière, un rideau de rais blancs dans la brume. Ca tombait direct dans une espèce de lac. Tout autour, des arbres et des plantes, une vraie jungle. Et un calme… J’suis resté là, comme un con… Et puis j’ai vu Framboise qui était plein de sang.
Ca bourdonnait dans un coin. Il y avait des… restes. Une femme fraîchement dévorée. Par quoi ? J’en sais rien. C’est quand j’ai vu l’os de sa jambe sortir par son genou que j’ai compris qu’elle avait dû tomber.
Framboise s’est levé et a râlé après un truc qui flottait dans l’eau. Un sac à dos. J’ai d’abord essayé de le récupérer en faisant du remous, avec un bâton. Finalement, je me suis foutu à la flotte. Framboise gueulait comme un perdu. J’avais pas pied et je nage pas très bien, mais j’ai flotté jusqu’au sac. Il y avait une petite ouverture et j’ai vu le bébé. Il m’a souri tout de suite, j’ai failli couler. Je poussais le sac avec ma tête, j’avais besoin de mes deux bras pour rester à la surface. Je pédalais comme je pouvais et mon pied s’est pris dans quelque chose.
Je me suis débattu, je m’enfonçais dans l’eau, j’en ai avalé, je toussais et crachais, mes forces s’épuisaient. D’un coup, j’ai senti quelque chose se glisser entre mes jambes, j’ai repris une goulée d’air. J’ai vu mon chien me regarder, ses yeux noirs d’encre m’ont sondé jusqu’au fond de la plus petite parcelle de mon être. Il a plongé, m’a chopé par le mollet et en tirant, il m’a dégagé. J’ai pu rattraper le sac et nager jusqu’à la berge.
Framboise à reprit patte de l’autre côté du lac, il s’est retourné, il a hurlé… C’était… inhumain. Il a filé.
J’ai récupéré mon souffle, mais je n’arrêtais pas de trembler. J’ai ouvert un peu plus le sac pour que le petit respire. Je ne pouvais pas me lever, ma jambe me lançait. Pour me sortir de la merde, Framboise m’avait mordu. J’ai perdu connaissance. Je ne sais pas combien d’heures je suis resté comme ça.
Quand je suis revenu à moi, j’avais une patate… J’ai tout de suite foncé sur le sac, le petit dormait. J’en revenais pas. Il était glacé, mais avait l’air d’aller.
Voilà, ça c’est la partie visible de l’iceberg. Vous voulez que je continue ou ça suffit pour votre article ?
- Vous savez bien que non.
- Framboise m’a sauvé la vie. Et il me l’a prise. Je suis resté quelque temps dans cette… clairière. Le temps de respirer un peu et de comprendre. J’ai fréquenté toute sorte d’animaux qui allaient et venaient, semblaient parfaitement connaître cet endroit.
Le bébé était une fille. Je l’ai appelée Framboise. Elle s’est vite mise à hurler parce qu’elle avait faim. Je voulais sortir pour lui chercher quelque chose mais j’étais faible, je devais manger aussi. J’arrivais pas à chopper le moindre animal, pourtant ça grouillait. Dans une hallu, la nuit, je me suis mis à ramper et j’ai lapé le sang de la morte. C’est là que j’ai compris.
Framboise ne sauvait personne parce qu’il risquait de mordre. Les animaux ont bien plus de conscience que les hommes. Je ne suis pas fâché de ne plus en être un.

Framboise, l’autre, la petite, va à l’école, fréquente des clubs de sport, est inscrite à la bibliothèque. J’ai trouvé un boulot stable et pépère qui me permet d’assurer le minimum. On est logé par la ville. Une poignée de faux papiers à suffit.
Nous sommes nombreux, plus que vous croyez. Mais comme vous pouvez le voir plutôt calmes dans l’ensemble. Il n’y a pas plus de tarés meurtriers chez nous que chez vous. Oubliez les absurdités que les mauvais films vous ont apprises. Nous apparaissons sur les photos et dans les miroirs, nous ne nous changeons pas en chauve-souris et ne craignons pas la lumière. Le seul moment où la différence est perceptible c’est quand nous avons faim, nos yeux changent de couleur. Il ne faut pas nous regarder de trop près aussi et nous avons une température plutôt basse. Nous vieillissons jusqu’à un certain point et bien sûr, notre alimentation est différente, c’est tout.
Beaucoup d’êtres vivants sont des nôtres. Presque toutes les espèces sont représentées en fait.

Je n’ai jamais revu Framboise. Je crois qu’il a honte, peut-être qu’il pense qu’il m’a trahi.
Il a tort. C’est le premier être vivant qui m’a aimé au point de faire un choix pour moi.
C’est Framboise qui m’a donné la vie.

Ariane Ravier © Tous droits réservés